Vous avez dit « classes inversées » ?


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Pourquoi s’est-on interrogé sur l’intérêt d’inverser certains apprentissages entre la classe et la maison ?

Dans son livre « Petite poucette » Michel Serres Le philosophe français, [[Michel Serres membre de l’Académie française, a dressé en 2012 le portrait de Petite poucette, symbole d’une génération transformée par le numérique.]] raconte une anecdote : aux États Unis, un étudiant après le cours interroge: « Pourquoi dois-je payer si cher pour assister à vos cours alors que vous en avez déjà publié les contenus sur Internet et que nous y avons accès gratuitement ? »
En effet, à l’heure de l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS, aux informations en temps réel avec le smartphone, aux savoirs avec Wikipédia, le rôle du professeur change. Marcel Lebrun [[Conférence de Marcel Lebrun, professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL de Louvain, (mars 2015-CANOPE Poitiers)]] propose de s’appuyer sur les TIC pour rendre asynchrone un enseignement qui jusqu’ici était synchrone et synchrones les apprentissages qui traditionnellement se faisaient à distance.
Les cahiers de textes électroniques, ENT d’établissement, Padlets, blogs pédagogiques permettent d’externaliser certains apprentissages jusque là réservés à la seule heure de cours. Ces nouveaux outils, non seulement pallient un agenda papier défectueux ou une absence, car ils créent un lien privilégié constant entre le professeur et l’élève, le professeur et les parents. La participation des parents ou tout au moins le fait de pouvoir les tenir informés des apprentissages de leurs enfants est un soutien que le professeur ne doit pas négliger.
Mettant à profit les changements dans les pratiques individuelles, l’enseignant repense sa mise en œuvre pédagogique et imagine de nouvelles stratégies comme donner à lire, regarder, écouter à l’extérieur de la classe partie de ce qui se faisait traditionnellement en frontal. Ainsi l’espace et le temps se trouvent modifiés : les apprentissages sortent de la salle de classe, le temps devient flexible et redonne du sens à la présence en cours.

Quel possible pour les classes de langue ?

Externaliser, c’est élargir l’espace de travail, faire que la maison, le CDI ou la salle de permanence deviennent une annexe de la salle de classe, dédiée à la recherche, à la réflexion, à la construction des savoirs et à l’exposition à la langue. La salle de classe sera alors le lieu des apprentissages, de la production orale, de la confrontation des idées et également de l’exposition à la langue.

Cependant, de nombreuses questions se posent :

  • Quoi demander ? Dans quel délais ? Quelle quantité ?
  • Quelle qualité ?
  • Quelle évaluation pour un travail de groupe externalisé ?
  • Peut-on dire un beau jour à nos élèves : « nous allons travailler autrement » sans qu’ils se sentent déstabilisés ?

Tout d’abord, précisons que si on considère le « cycle terminal », c’est en douceur, par petites touches, dès la classe de Première que les élèves seront amenés à modifier leur méthode de travail. Il convient également de tenir compte du rapport entre le travail à distance et le travail en présentiel car le temps que l’élève consacre à l’étude à la maison de la langue cible n’est pas extensible et ne sera pas multiplié par deux, il faut donc faire « mieux » avec les mêmes moyens et éviter tout caractère systématique de l’approche. En conséquence, s’organiser dans le temps est essentiel aussi bien pour l’enseignant – ce qui n’est pas nouveau – que pour l’apprenant qui devra combler les périodes creuses (fin de séquences, devoir …) en « prenant de l’avance ». Il s’assurera dans le même temps une confrontation régulière à la langue cible.
On peut par exemple prévoir une « feuille de route » sur plusieurs semaines dans laquelle le professeur précise ses intentions, les compétences à acquérir, les progressions attendues, donne des supports d’entraînements à étudier librement en autonomie ou en groupe, des tâches à exécuter ou des productions à rendre et prévoit des délais ultimes.


Comment s’assurer que les élèves étudient les ressources à la maison ?

Si le travail personnel en amont permet une prise de parole évaluée positivement ou/et fait l’objet d’une présentation devant le groupe classe, les élèves se lanceront dans l’aventure. Sinon, on peut les y « obliger » en vérifiant les notes en début d’heure de cours. Une évaluation positive et bienveillante peut être faite, ainsi ils comprendront qu’ils ont tout intérêt à travailler en amont.

Pour noter le travail de groupe externalisé, on peut s’appuyer sur la proposition de Marcel Lebrun qui consiste à attribuer un nombre global de points [[Conférence de Marcel Lebrun, professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL de Louvain (mars 2015-CANOPE Poitiers)]] selon la qualité du travail réalisé : de 60 à 80 points pour un groupe de 4 que chacun s’octroiera en fonction de son implication personnelle.

Impliquer les parents soit en présentiel soit par courrier, en tout début d’année est indispensable pour expliquer la démarche : mise à disposition de fichiers audio ou vidéo, recherches à effectuer, « minis-dossiers » à consulter via le cahier de textes électronique ou l’ENT de l’établissement. Leur préciser que s’il y avait la moindre difficulté d’accès aux ressources à la maison (débit Internet trop lent, un outil informatique non réservé à l’usage scolaire, incompatibilité de système d’exploitation des ordinateurs familiaux …) leurs enfants disposeraient d’un espace dédié au CDI avec casques ou de clés mp3 avec fonction USB qu’ils pourront garder avec eux.

Le travail asynchrone sécurise l’apprenant, « nourrit » le travail en présentiel et favorise les apprentissages.

En classe, nombreux sont les élèves qui nous envoient des signaux d’alarme, voici quelques exemples de mises en œuvre menées en 1ère et Terminale pour répondre à leur mal-être.

Exemple 1 : stratégies pour éviter en classe le : « ça va trop vite »

En phase d’anticipation : Recherche lexicale et compréhension écrite globale
On demande que soient levés en amont à la maison ou au CDI, en groupe ou en autonomie, tous les obstacles à la compréhension d’un nouveau support : reconnaître le type de document, les personnages, étudier le lexique [[Les éclaircissements lexicaux apportés par le professeur au regard d’un support d’étude peuvent ne pas être suffisants pour tous.]], regrouper les champs sémantiques, comprendre le paratexte … L’enseignante place ainsi l’élève en situation de réussite en classe.
Laissons le temps à l’élève plus lent de s’approprier ou de se ré-approprier les mots, les conjugaisons pour donner du sens aux phrases. Externaliser la découverte d’un document c’est admettre que chaque apprenant a un rythme propre qu’il faut respecter. Là où certains mettent 5 minutes : recherche, assimilation, compréhension, d’autres en mettent 10.
Ainsi, celui dont le bagage est plus important n’aura pas l’impression de « perdre son temps » à noter en classe du lexique qu’il connaît déjà et à attendre même avec bienveillance que son camarade ait réalisé que « di » n’est pas « dar » mais « decir« , « fue a » n’est pas « ser » mais « ir a » ….

Mémoriser pour être capable de justifier

Étudier en classe la première partie d’une narration puis demander pour la semaine suivante d’être capable d’en rendre compte et de justifier, par exemple, les points de vue en soulignant les expressions adéquates dans la deuxième partie d’un document, c’est donner aux élèves moins spontanés le temps de la réflexion et les moyens de se rassurer face à la production orale menée en présentiel.
Ce temps qui varie d’un élève à l’autre manque cruellement en classe [[2h par semaine en langues vivantes et toutes les activités langagières évaluées au baccalauréat]] : découvrir et comprendre (séance 1), approfondir, commenter, s’impliquer (séance 2, si tout va bien).
Si tout ce qui relève d’un travail personnel (découverte du support) est traité en amont, du temps est libéré pour approfondir, échanger, interagir et confronter les idées. On réalise en une séance ce qui se faisait traditionnellement en deux et les échanges sont plus fructueux. Peu à peu, les élèves prennent confiance en eux et les écarts dans les classes hétérogènes se réduisent.


Exemple 2 : Stratégies pour combattre le : « je n’ai pas d’idée »

Séquence sur l’évolution de la société espagnole aujourd’hui et du rôle de chacun au sein de la famille.
Avant d’aborder la séquence, l’enseignant distribue aux élèves de TES, une double page du Monde (en français) sur le rôle des grands-parents [[Annexe 3 : « En Espagne, les papy font de l’assistance » (le Monde Magazine 19/10/2012), (on a préféré l’article de presse papier)]] auprès de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Cette lecture préalable apporte une aide à la compréhension orale en classe sur le même thème et permet de nourrir la production.
De la même façon, inciter le travail de groupe au CDI ou en permanence, demander une recherche préalable (taux de chômeurs en France et en Espagne, les apports du Front Populaire en France …), travailler en lien avec le professeur de sciences économiques et sociales ou d’histoire élargissent le champ de la réflexion tout en décloisonnant les enseignements.
Ce que de nombreux apprenants considèrent comme un « manque d’idées » n’est bien souvent qu’une retenue face à la prise de parole. Ils s’imaginent que le professeur attend autre chose qu’un ressenti modeste à la lecture d’un texte, qu’un simple rapprochement entre une actualité qu’ils connaissent et la situation évoquée dans le document. Il s’agit bien d’aider les élèves qui n’ont plus la spontanéité du collège, dont la tradition scolaire les a davantage habitués à « subir le cours », à remobiliser, pour s’exprimer, des outils linguistiques et culturels qu’ils connaissent et utilisent par ailleurs.

Exemple 3 : Stratégies pour aider à surmonter le : « je n’y comprends rien »

Dans le cadre de l’étude d’une séquence vidéo, avant la séance, le professeur extrait le fichier audio et le dépose sur le cahier de textes électronique, l’ENT ou une clé mp3 avec quelques pistes ouvertes pour guider la compréhension.
Dans une étude traditionnelle où les élèves découvrent la séquence vidéo en classe, un temps conséquent est consacré à la compréhension orale des dialogues. Celle-ci monopolise la quasi totalité de leur attention et lorsqu’elle est acquise, il est difficile de revenir en arrière pour faire repérer les éléments du contexte : bruitage, ambiance, mise en scène… car l’effet de surprise est loin et déjà ils se sont lassés.
Si la langue n’est plus un obstacle, lorsque l’élève découvre les images, il peut se consacrer au repérage des éléments de contexte et ainsi la séquence vidéo prend tout son sens, la production orale est plus fine, plus interactive et plus approfondie.
Par ailleurs, externaliser l’étude du fichier audio prolonge l’exposition à la langue cible.

Dans le cas d’entraînements à la compréhension orale, indépendamment des séquences vidéo, si le support a été étudié en amont, on s’aperçoit que les élèves vont plus rapidement à la restitution du sens au début de la leçon. Cela s’explique non seulement parce qu’ils ont consacré davantage de temps à l’écoute et à l’étude du document à la maison que cela n’aurait été le cas en classe ; mais également parce qu’une fois le document abandonné, une réflexion inconsciente s’est mise en place vers une approche du sens. C’est bien cette étape de latence qui est précieuse au cours de la leçon car ces idées qui avaient germé inconsciemment se formalisent au contact des échanges. On constate également que ces derniers peuvent s’engager directement, dès le début de la leçon, avant même d’avoir ré-écouté le support, surtout si celui-ci fait polémique et que différents points de vue ont surgi avant d’entrer en classe. La nécessité de vérifier par le questionnement sera naturel, des hypothèses seront émises et du sens inféré. C’est bien là la base de la communication.

Ces études anticipées ne peuvent pas être systématiques et ne seront proposées qu’après des entraînements en classe afin que la méthode de travail soit acquise et que l’élève ait compris ce qu’on attend de lui : une compréhension générale du sens, un résumé, la recherche d’un champ lexical ne sont en aucun cas copie in extenso du script. Il est donc essentiel d’insister sur le nombre d’écoutes en continu et d’éviter les écoutes fragmentées.

Les entraînements à la compréhension orale en autonomie : un bonus [[Le site TV, RTVE a la carta, RNE]]
Le site TV propose un excellent corpus de vidéos des niveaux A1 à C2 que chacun peut étudier en autonomie, à son rythme quand et s’il le souhaite. La sélection sera donnée sur la « feuille de route », avec plusieurs semaines d’avance, en fonction du thème des séquences. Ces vidéos peuvent ne pas faire l’objet d’une étude en classe, cependant leur allusion sera toujours valorisée lors des productions orales ou écrites.
Un lien vers les chaînes RTVE et RNE peut être installé sur les smartphones personnels des élèves. La découverte des podcasts de « RNE a la carta« , en direct, en classe, sert de « modèle » à reproduire à la maison. Pour cela le professeur branche les enceintes sur son propre iPhone ou smartphone et active le raccourci. La rapidité de la mise en place et l’intérêt de l’exercice pour les élèves n’est plus à démontrer.


Exemple 4 : Stratégies pour la correction des productions écrites

La correction des productions écrites ou « devoirs écrits type bac », sera traitée en groupe ou en autonomie en dehors de la classe.
Sur chacune des productions écrites, le professeur repère les fautes qui doivent être soulignées en raison des compétences qui étaient clairement à acquérir et des faits de langue à remobiliser. Ces erreurs sont recopiées, « rayées » et classées dans un tableau selon qu’il s’agisse d’erreurs de conjugaison, de temps, de concordance, de relations de causalité …. de choix de verbes : ser/estar; haber/tener, ser/ir, pedir/preguntar, llegar/salir, « dejar/quedar » … pour les plus fréquentes.
Le tableau sous forme numérique est remis aux élèves qui devront corriger les erreurs en groupe au CDI [[Au CDI les élèves ont un accès prioritaire aux ordinateurs, la correction directement sur le fichier numérique est un gain de temps.]] ou en permanence avant de le remettre à disposition du professeur par mail.
Après vérification, celui-ci[[Annexe 5 : correction du devoir « type bac » : Erasmus. double page Pasarela T p.125]] fera l’objet d’une production orale[[Annexe 5 : idem, Nouvelle tâche après correction : Apoyándote en la lengua contenida en la corrección de la tarea escrita en casa, imaginas un discurso : Eres portavoz de los estudiantes de las Universidades de Madrid. Tienes que dirigirte a los diputados de la Comisión Europea en Bruselas para que acepten incrementar la duración de la estancia al extranjero y aumentar la ayuda financiera (la beca Erasmus es hoy de 300€). Escribes el discurso y lo propones a la clase (Oral dememoria, sin notas)]], de 5 à 7mn, devant les pairs, sans note. Cette tâche devra permettre de réutiliser de mémoire un maximum d’expressions du tableau corrigé. La nouvelle évaluation des compétences préalablement non acquises met l’élève en situation de confiance et de réussite personnelle.

Exemple 4 : l’autonomie et la capacité à présenter des exposés ou des documents de synthèse

Au 3ème trimestre de Terminale, à partir d’un corpus de documents (textes, audios, vidéos) d’un « mini-dossier séquence » [[mini-dossier de Terminal : « La generación bumerán/mileurista » ]], les élèves sont capables de mener à bien, seuls ou en groupe, une production orale de 5 à 7 minutes avec problématique, argumentation et synthèse. S’ils ont appris ainsi l’autonomie, c’est bien parce que petit à petit, ils ont été entraînés à travailler seuls et à en mesurer les résultats.
En Première, ils ont préparé des exposés, en groupe en classe, à partir de « minis dossiers »[[mini-dossier de Première : « Les architectures modernes en Espagne » : Santiago Calatrava (Ciudad de las artes y las ciencias, Valencia), Frank Gehry (Guggenheim de Bilbao), Jean Nouvel (La torre Agbar, Barcelona), Jürgen Mayer (El metropol parasol de la Encarnación, « las setas », Sevilla), Frank Gehry (la bodega Marqués de Riscal, La Rioja) …]], avec des recherches ciblées à effectuer. L’enseignant évite ainsi la relecture du « wikipédia.es » quand ce n’est pas celle du wikipédia français malmené par « google traduction » ou autre « réverso.com« . Ces exposés intelligemment construits sont présentés sans note à la classe sous forme de conférences avec supports photos ou diaporamas.

Conclusion

Anticiper, c’est donner le temps à chacun de construire ses savoirs, de conforter ses bases, d’élaborer ses points de vue essentiels à la construction du citoyen de demain.
On constate chez l’apprenant un « mieux être » progressivement quantifiable, une meilleure attention en classe, un désir de participer, de s’investir et de s’impliquer, une réelle motivation, prémices d’une amélioration quantitative de la moyenne.
L’ambiance de la classe est plus décontractée et certains élèves en grande difficulté dans d’autres matières reprennent espoir, se sentent valorisés et encouragés. Et lorsqu’une élève de première rentrant d’un voyage en Allemagne vous dit fièrement : « Madame à Dusseldorf [[Rhine Tower, Düsseldorf]] j’ai reconnu un bâtiment de Franck Gehry et j’ai expliqué à mes parents … » ou que les élèves de terminale vous réclament une salle multimédia pour écouter la radio espagnole, pendant leur heure libre, afin de se « mettre dans le bain » avant leur examen de compréhension orale[[ECA de langues vivantes : compréhension de l’oral en anglais de 8h à 8h30 et en espagnol de 10h à 10h30, LGT Branly, Châtellerault]] : vos objectifs en tant qu’enseignant sont atteints.

Apprendre n’est pas synonyme d’accumulation de connaissances mais de la construction individuelle des savoirs. L’apprenant ne reçoit pas les informations, mais il va les chercher lui-même en mettant en place des stratégies individuelles d’apprentissage. Il développe alors une attitude plus responsable tout en travaillant à son rythme et à son niveau de connaissance.[[Introduction de l’autonomie de l’apprenant dans la formation des enseignants, élaboré et coordonné par A. Camilleri, Centre européen pour les langues vivantes, Éditions du Conseil de l’Europe, août 2012]]
C’est en délaissant la transmission passive du savoir en frontal, et en laissant à chacun, en dehors de la classe, le temps qui lui est nécessaire pour préparer la prise de parole que nous développerons leur motivation, leur autonomie et leur sens critique. Nous formerons ainsi des citoyens non pas à la « tête bien pleine » mais à la « tête bien faite » [[ Montaigne qui préférait un homme à « la tête bien faite » plutôt que « bien pleine ».]].

Je dédie cet article à mes élèves de TES 2014/2015 du lycée Branly de Châtellerault.
Michelle Fy
Professeure agrégée d’espagnol
Chargée de missions d’inspection
Webmestre : http://ww2.ac-poitiers.fr/espagnol/spip.php?article350.